dimanche 24 avril 2016

L'autre monde possible

Debout, les damnés de la terre,
Debout, les forçats de la faim...

Ainsi commence le chant révolutionnaire le plus célèbre. Qu'il soit passé de mode importe peu : le message est clair. La révolution doit venir des "damnés de la terre", des "forçats de la faim", deux catégories auxquelles je suis fort loin d'appartenir.
Ce chant reflète d'ailleurs parfaitement l'orthodoxie marxiste, qui donne au prolétariat en tant que classe le rôle principale lors de la révolution qui mènera, sait-on jamais à la fin de l'histoire. Je suis un peu moqueur, mais je pense que les raisons théoriques avancées sont suffisamment fortes pour résister à de simples moqueries. Et quand bien même ces raisons ne seraient que fantasme théorique qui n'auraient pas résisté à l'épreuve de l'histoire, il reste qu'une révolution qui se ferait au nom des pauvres sans les pauvres serait bien curieuse.
En tout cas, je partage l'opinion marxiste (tendance Groucho ce coup-ci) que je devrais refuser de faire partie d'une révolution qui m'accepterait comme membre.

L'allusion est déjà claire, mais il me semble qu'une bonne partie de ce que certains souhaitent pour Nuit Debout se joue là. Celle-ci est née, ce n'est pas un secret, d'une frange assez spécifique de la gauche anticapitaliste (pléonasme, n'est-ce pas), mais il semble que ce qui fasse son succès relatif - au delà de l'aspect découverte tardive des botellones -  soit à chercher moins du côté de ses origines marxisantes, et plus du côté de ses revendications démocratiques, ce qui explique même la présence d'associations chouardisantes à côté des stands vendant d'obscures réimpressions d'anarchistes oubliés. N'empêche que les arguments des syndicalistes - étudiants ou tout court - sur la supériorité de leurs formes d'organisation et sur l'importance de leurs revendications sonnent assez creux, et visiblement pas qu'à mes oreilles, et que de par sa forme le mouvement peut facilement se détacher de ses initiateurs, qui quelque part devraient s'en satisfaire.
Y voir aussi un conflit de génération, à l'instar d'Emmanuel Todd, me paraît même être une lecture pertinente. Oui, on y trouve des pauvres et quelques cinquantenaires égarés, mais a-t-on besoin d'un recensement journalier Place de la République pour y lire l'évidence.

En tout cas, on voit mal ce mouvement faire exception à la règle : si Frédéric Lordon voit une révolution, on peut supposer que tout va s'assagir dans les prochains jours. Et pour cause, non seulement les pauvres ne vivent pas rue Oberkampf, non seulement la jeunesse populaire vote Front Nationale - cet article sera un lieu de plus où on ne s'interrogera pas sur ce phénomène - non seulement on voit mal comment la convergence des luttes pourraient bien se faire dans une France tout de même pas très à gauche, mais il est gênant d'avoir à rappeler que le prolétariat exploité est, autre conséquence positive de la mondialisation, majoritairement à l'étranger. Et s'il ne s'agit pas de nier qu'en France le capitalisme ait ses victimes, force est de constater qu'un mouvement prolétarien unit devrait de fait être internationale, ce qui a pour conséquence évidente que la prochaine révolution devra attendre quelques années pour le moins...

Et donc, de Nuit Debout, que restera-t-il ? Une demande purement formelle, et c'est déjà beaucoup de plus de démocratie à tout le moins, et de démocratie directe si possible - je ne reprends pas ici le vocabulaire aristotélicien quelque peu galvaudé par Étienne Chouard, mais l'idée est là. Deux questions se posent alors : la démocratie directe est-elle compatible avec le capitalisme ? qui peut défendre et intégrer un tel projet aujourd'hui en France ?

A la première question, j'aurais tendance à répondre un oui hésitant, avec tout de même quelques caveat. A priori, en effet, pourquoi pas, et on ne voit pas tant d'écarts entre les valeurs du libéralisme classique et celles de la démocratie directe. Ceci dit, les contradictions existent. Un examen superficiel des problèmes rencontrées par la société la plus étendues ayant vécue en démocratie directe montre que le danger principal de ces régimes n'est pas tellement les décisions hâtives et les atermoiements de la foule, mais la stasis. Hors celle-ci naît des inégalités, d'où d'ailleurs le rôle important qu'a joué dans les sociétés grecques et romaines les questions des dettes et des réformes agraires. Généralisation abusive, mais Solon avant Clisthène, l'assassinat des Gracques avant le principat...

L'autre souci est que si une démocratie directe peut être extrêmement institutionnalisée - comme l'ont expérimenté les athéniens, et comme le redécouvre sans grande surprise Nuit Debout, et c'est sans doute là le vrai problème de l'organisation, surtout que d'autres questions de légitimités s'y posent - il n'empêche qu'une plus grande place donnée au souverain est elle beaucoup moins compatible avec certaines des revendications classiques du libéralisme politique et économique, celles qui sont en générale justifiées par la réduction de l'incertitude, l'égalité devant la loi et sa lisibilité. Car oui, si le souverain est souverain comme de juste, alors il peut se dédire, et se contrefoutre allégrement de l'immunité votée avant hier. Si Xénophon conclut à la manière d'un roman "Ils jurent de ne garder nulle rancune, et maintenant encore, le régime n'a pas changé : le peuple reste fidèle a ses serments", c'est que cela ne va pas de soi...

Revenons maintenant à la seconde question. D'abord, examinons si certains partis classiques pourraient reprendre à leur compte les revendications démocratiques de Nuit Debout. On voit mal le PS actuel, englué dans un dirigisme extrême, faire quoi que ce soit de tout ce fatras, la vision du pluralisme qui prévaut rue de Solférino reposant plus sur un équilibre des pouvoirs entre les différents "éléphants" que sur des considérations sur la volonté d'un énigmatique peuple français... La gauche marxisante, on l'a vu, s'exclut peu à peu du mouvement de par ses revendications anti-capitalistes incompatibles avec l'intérêt objectif - je ne résisterais pas à l'envie de placer un peu de ce vocabulaire marxiste-léniniste si délicieusement suranné et paradoxalement si actuel - de la classe qui revendique.
Un certain nombre de droites sont prédestinées à être le repoussoir du mouvement, encore pour des raisons d'intérêt objectif de classes mais aussi de valeur, même si on trouvera sûrement un illuminé pour expliquer que la monarchie serait compatible avec les revendications de Nuit Debout si on purgeait le mouvement de ses éléments sionistes. Bref, on voit mal Nicolas et Marine s'y associer, malgré leur grande souplesse idéologique. En revanche, du côté du centre droit, on peut imaginer Juppé faisant le pari osé de proposer quelques réformettes démocratiques, son électorat n'y serait peut-être pas insensible, mais ce serait un véritable numéro d'équilibriste. Une hypothétique candidature centriste le ferait en tout cas sans déplaisir.

Reste évidemment, la constitution de Nuit Debout en parti. On n'en est pas là, mais on semble s'y diriger, et quel autre choix le mouvement a-t-il ? On a la place pour un énième parti  à 8-12% en France, et si les choix du mouvement sont suffisamment fins politiquement, pourquoi pas 15%...

A quoi tout cela pourrait aboutir ? Le pessimiste en moi imagine des conseils de quartier souverains pour décider quels sont les travaux de voirie prioritaire. Ça ne serait déjà pas si mal.

mercredi 16 mars 2016

Faut-il brûler les collèges ?

Je suis - péché mortel pour certains, qui me classeraient immédiatement comme réactionnaire qui s'ignore, curiosité pour d'autres, en général plus âgés, pour qui la symbolique de la loi Haby joue peut-être encore - pour la fin du collège unique. La liste des arguments en faveur de cette suppression est assez claire, elle serait avantageusement remplacée par une semaine dans une de mes classes, où il faut jongler entre des élèves en difficultés face aux additions et d'autres qui suivent sans soucis le programme de l'année et qu'il faut nourrir autant que possible d'idées supplémentaires, plutôt que des exercices quelque peu répétitifs auxquels ils ont le plus souvent droit.

Il existe en revanche des arguments contre qui méritent d'être sinon réfutés, au moins discutés. Le principal et le meilleur est bien sûr le refus de principe d'orienter un jeune garçon ou une jeune fille à 12 ans, décidant de son avenir à un âge où l'on a que difficilement idée des choix que l'on fait. L'argument peut être décliné, développé et étayé facilement, et ce pour une simple raison : c'est un excellent argument. Je me contenterais cependant de cette forme simplifiée car ma réponse accepte entièrement les conclusions que l'on en peut tirer.
Elle est très simple : les problèmes de ce choix d'orientation - de son vécu comme déclassement social à son caractère définitif - sont dû non pas à la structure passée ou potentielle de l'enseignement secondaire, mais aux contradictions et préjugés de la société française. Une suppression du collège unique devrait se combiner avec une réforme générale permettant une reprise d'étude facilitée - une réforme de l'enseignement supérieur dans ce sens accompagné par exemple d'un revenu universel conséquent me semble être une piste digne d'intérêt. Quant à savoir si ce sont des réformes réalistes, cela est hélas hors de mon propos.

Il faudrait voir les effets d'une telle réforme, dont je n'ai même pas réellement esquissé les contours pour la juger. Elle me semble déjà pourtant parfaitement insuffisante du point de vue du théoricien socialiste idéaliste qu'il m'arrive parfois d'être. Car de mon expérience en collège, certes courte, il me semble de plus en plus évident que cette institution, cette forme d'organisation sociale des apprentissages est parfaitement néfastes.

Évidemment en France, son opposé évident, l'enseignement à domicile, n'a pas bonne presse. Il est pour beaucoup synonyme d'endoctrinement, et le premier exemple qui vient à l'esprit est celui de ces parents américains qui refusent que leur enfant ait à entendre des cours d'éducation sexuelle ou sur le darwinisme - petite note à part : je ne suis pas sûr que ces causes soient si importantes dans le phénomène du "home-schooling", mais je n'ai pas les compétences pour en proposer une autre analyse. Ceci dit, ma rencontre avec un français scolarisé à domicile jusqu'au lycée - et ses douze ans - n'était pas franchement une publicité alléchante pour cette alternative. Mais laissons-la de côté pour l'instant.

L'argument de dernier recours lorsqu'il s'agit de défendre la structure de l'enseignement la plus largement répandue actuellement, le seul qui semble en mesure de défendre réellement le status quo, c'est celui de la nécessaire socialisation des enfants hors de la famille. Argument auquel on pourrait sans doute trouver à redire, mais qui me semble encore largement assez valable pour être accepté sous cette forme.

La question qui s'impose alors est la suivant :  les structures de l'enseignement obligatoire, et le collège en particulier sont-elles des lieux propices à une socialisation qui serait bénéfique au développement des enfants ou du moins (il faudrait plutôt un "et")  qui les préparerait aux situations sociales de leur vie future ? À la seconde partie de l'alternative il me semble facile de répondre non, tant la situation sociale d'un collège a peu à voir avec celles qui peuvent rencontrer les adultes, et je doute d'ailleurs que la plupart d'entre eux vivraient bien un retour à de telles conditions, à ces longues heures dans des atmosphères renfermées et surpeuplées, ou l'immobilité et la concentration de tous sont nécessaires à ce que ces heures ne semblent pas trop inutiles. À la première, c'est encore plus facile, tant les conséquences de cet enfermement et de cette concentration sont évidemment productrice de violence et de frustrations, même dans des collèges où ces problèmes ne semblent à première vue pas pénétrer.

Il reste alors deux points à analyser. D'abord, la possibilité d'une réforme de la socialisation au collège à l'intérieur même de sa structure - par exemple les tentatives de la pédagogie institutionnelle, dont je reparlerai sans doute plus tard, mais qui de façon courte me semblent souffrir d'une sous-évaluation des contraintes de la structure mais aussi d'illusions assez graves sur la nature des relations sociales hors de l'école, supposées de façon très curieuses démocratiques et égalitaires.

Ensuite, la formulation d'une alternative à ce système, qui se devrait idéalement la plus précise possible dans ses descriptions - je ne parle pas ici pour moi, qui me méfie des déterminations positives a priori et qui préfère non sans raisons autres que la simple facilité me cantonner à la critique de l'existant, mais pour les défenseurs de l'existant, souvent amateurs de réels. Je ne suis évidemment pas en mesure de la fournir, mais l'école, pour longue que son histoire puisse paraître, ne s'est pas trouvé en tout temps et en tout lieu, et on pourrait sans doute  au regard de l'histoire songer à des systèmes plus souples de préceptorats collectifs, système qui pour répondre à nos exigences supposent hélas une bien plus grande égalité de fait qu'actuellement. Une relecture de la République s'imposerait également aux imaginations un peu trop fertiles.

Bref, après la révolution, non seulement le Sacré-Coeur ne défigurera plus Montmartre, mais les hordes de barbares socialistes ne devront pas oublier de faire brûler ces symboles républicains que sont les collèges. En commençant de préférence par les plus grands chefs-d'oeuvre de l'architecture bourgeoise des années 1970, car il ne faut pas oublier qu'un collège c'est avant tout un bâtiment dont on peut en général douter de l'intérêt esthétique.

samedi 13 février 2016

Doit-on encore enseigner les mathématiques ?

Comme tous les gens de gauche qui n'ont pas connu les heures de gloire du Parti Communiste, je suis issu d'une famille bourgeoise, et la reproduction sociale a pour moi fonctionné à plein. Élève scolaire mais brillant, j'ai toujours eu le choix dans mon orientation, et j'ai donc pu reporter toute décision significative sur mon avenir jusqu'à près de 25 ans.
Ce choix, qui se devait d'être précis alors que ma formation était resté extrêmement généraliste, se fit dans la douleur. Je voulais du temps libre, je voulais du contact humain, je voulais pouvoir me regarder dans le miroir, je voulais du sens. Je serai donc professeur, de mathématiques évidemment, car cette matière, je l'ai adoré longtemps, elle ne me demandait a priori pas de me renier, et le concours était à ma portée sans avoir à recommencer de nouvelles études.

Évidemment la réalité s'est avérée moins idyllique, mais la raison principale n'est peut-être pas celle qui semble la plus évidente. Faire face à des élèves vraiment difficiles est bien sûr une tâche dont on n'a aucune idée tant qu'on ne l'a pas vraiment vécue. Les incivilités répétées, la sensation d'être attaqué, l’agressivité, l'impression de ne pas pouvoir faire son travail, le temps hors cours passé à essayer de trouver des solutions pour les élèves en question, tous différents, avec de moins en moins d'espoir au fur et à mesure de l'année, tout ceci est absolument épuisant.

Mais ce qui peut-être rend tout ceci encore plus difficile, c'est qu'au fond, même si ce combat quotidien pouvait mieux se dérouler, il semble à l'observateur attentif avoir un but très limité. L'école n'a visiblement plus la capacité de réduire les inégalités, que peut faire un professeur isolé, ou même l'équipe d'un collège, face à des déterminismes sociaux lourds, quand toute amélioration locale est probablement vouée à se répercuter sur d'autres zones en difficulté.
Certes, heureusement, j'ai des élèves en face de moi, des individualités, et je veux les aider à s'en sortir. Mais, le jeu semble pipé, et en effet, on se demande tout autant qu'eux ce que viennent faire le théorème de Pythagore et le calcul littéral dans cette histoire de scolarité obligatoire.

Je connais certes toute la puissance des mathématiques, leurs nombreuses applications - pour l'immense majorité parfaitement hors de portée d'un élève de douze ans - et l'influence qu'elles peuvent avoir sur notre manière de pensée. Mais il faut se rendre à l'évidence, c'est aujourd'hui avant tout une matière de sélection, d'ailleurs choisie comme telle pour remplacer le latin, car fantasmée neutre face aux différences sociales. Cinquante ans plus tard, il est clair que les classes supérieures ont largement su s'adapter, et il ne faut pas s'en étonner.

Beaucoup de professeurs de mathématiques défendent pourtant les horaires de leur matière ainsi que l'extension des programmes avec un acharnement démesuré grâce deux principaux arguments : la nécessité de former des scientifiques et ingénieurs de qualité - et pour ceux-là il est clair que les mathématiques sont nécessaires - et un type de formation de l'esprit que cette discipline serait la seule à pouvoir apporter, cette tournure de pensée étant généralement très vaguement définie autour de concepts tels que rigueur, imagination, esprit critique, finalement partagés par beaucoup de discipline.

Or, il semble d'une part assez clair que l'obtention d'un premier emploi, lorsque cela passe par un diplôme, demande la plupart du temps des connaissances en mathématiques largement supérieures à celles qui seront utilisées dans la vie professionnelle. D'ailleurs, pour une immense majorité de personnes, les connaissances du collège ne seront jamais réutilisées après celui-ci, et d'ailleurs oubliées après quelques courtes années.

D'autre part, la difficulté à définir la spécificité de compétences plus générales qu'inculqueraient les mathématiques, et la distance entre les objectifs affichés par exemple en terme d'esprit critique et le résultat atteint - qui ressemble plus souvent à la disparition totale de celui-ci qu'à son développement - interroge sur l'intérêt de cette emphase artificielle au dépend d'autre compétences plus pratiques ou plus capables d'intéresser un grand nombre d'élèves et tout autant de les amener à réfléchir par eux-même.

On peut - sans même ricaner sur les effets amusant que cela pourrait avoir sur le PIB - s'étonner qu'un élève doive rencontrer le théorème de Pythagore mais ne doive pas savoir tenir un budget, changer une prise électrique, réparer une chasse d'eau, être capable de préparer un repas basique pour prendre les premiers exemples qui me viennent à l'esprit.

Quant à l'indispensable culture scientifique, je me contenterai de faire remarquer qu'il existe quantité de gens très intelligents qui n'ont pas franchement brillé en mathématiques au collège, et réciproquement, je ne suis pas persuadé que savoir appliquer le théorème des résidus soit un signe incontestable d'une grande capacité de réflexion.

Ne soyons pas leurrés par les tentatives d'introduire plus de concret de l'enseignement de la matière : beaucoup de ces tentatives sont parfaitement artificielles, et il est clair que l'aspect irréductiblement théorique de la discipline ne disparaîtra pas, quelle que soit la façon dont on tente de l'habiller. Non pas que ces efforts ne puissent pas être utiles, mais on ne peut aller contre sa nature que jusqu'à un certain point. L'essence des mathématiques n'est pas de résoudre des problèmes, ou du point pas au sens que veulent lui donner les programmes les plus récents. Il y a une différence de nature entre "Comment partager ces deux champs équitablement ?" et "Comment étudier la répartition des nombres premiers ?", même si les deux types de questions naissent les unes des autres.
L'évidence, c'est que pour la plupart des élèves, le statut des mathématiques comme matière de sélection et comme matière abstraite est un frein à leur apprentissage, et à l'apprentissage des notions qui pourraient vraiment leur servir (disons par exemple ce qui tourne autour de la proportionnalité et des pourcentages).

Quant à la formation des élites scientifiques, je ne m'inquiète pas : un esprit bien formé est capable d'absorber une quantité de notions mathématiques très importantes plus tard. D'ailleurs, une filière de type S pourrait avoir un programme plus ambitieux que l'actuelle si elle ne se devait pas d'amener au baccalauréat des élèves qui sont là pour de mauvaises raisons.

Il serait sans doute temps de se reposer à cette simple question "Que veux-t-on apprendre à nos enfants ?" L'école républicaine a longtemps reposé sur un équilibre instable, les efforts consentis ayant des conséquences positives sinon immédiatement visibles, du moins faisant l'objet d'un consensus de l'ensemble de la société. Ce consensus s'est délité, pour des raisons internes et externes à l'école. On lui a demandé toujours plus, et elle a pu de moins en moins.
Pour ce qui est de ma discipline, il faut je crois se tourner vers les compétences absolument nécessaires qu'elle se doit d'enseigner, et, en plus, sur ce qui fait sa spécificité véritable et son importance : par exemple son mode privilégié d'accès à la connaissance, enviée - à tort - par les autres disciplines - pensons à Descartes et Spinoza hier, à Newton et surtout ses successeurs un peu plus récemment, à l'économie et à la place que prennent les statistiques aujourd'hui. Parlons de ses limites, de ce qu'elle ne peut pas, sans entrer dans les détails.

Et surtout, laissons de la place. Les mathématiciens ne sont pas au centre du monde. Personne ne peut comprendre tous les aspects du monde qui nous entoure, et la partie pour laquelle les mathématiques sont nécessaires est moins importante que ce que certains voudraient nous faire croire.

lundi 8 février 2016

À Plutarque

Je parcours lentement depuis environ un an les Vies parallèles de Plutarque, dans l'excellent Quarto de Gallimard. N'étant absolument pas un expert en grec ancien - je n'ai même pas eu la chance de pouvoir en faire au collège - je ne saurais juger la qualité scientifique de la traduction ou du paratexte d'ailleurs extrêmement fourni.
Il suffira de dire que le texte des Vies se lit avec grand plaisir, que les notes explicatives permettent d'aborder l’œuvre même en connaissant peu l'histoire de la Grèce ou de Rome - ce qui est en partie mon cas, et certains personnages supposent une familiarité avec des époques peu étudiées dans le contexte scolaire classique de nos jours - leur culture et leurs institutions. Elles donnent également avec précision les références de Plutarque lorsqu'elles sont connues et précisent parfois ce que celui-ci a choisi de résumer. De quoi donner envie de lire Tite-Live, Xénophon ou ce qui nous reste de Polybe, parmi ce qui me manque, Thucydide ou Hérodote pour ceux qui n'ont pas la chance de les avoir déjà lu.
Enfin, je conseille la lecture de la préface, qui évoque entre autres les fortunes de l'ouvrage avec beaucoup d'amour et de lucidité - l'un n'excluant pas toujours l'autre.

C'est l'occasion pour ses auteurs de rappeler l'ancien statut de best-seller de cet ouvrage qui semble aujourd'hui, si ce n'est oublié, du moins très peu lu. Personne ne s'étonnera de ce passé glorieux, au vu de la place qu'occupent les biographies dans les supermarchés du livre les mieux achalandés - où moi aussi il m'arrive d'acheter car, avouons-le sans honte, je ne boycotte pas plus la FNAC que Leclerc.
Les ressorts psychologiques de cette passion ne sont sans doute pas aussi simples qu'on le voudrait. Expliquer les succès répétés des biographies de Napoléon par simple esprit de clocher et fantasme de toute puissance, pourquoi pas, mais cela sent bon une certaine prétention.
S'il m'est permis de proposer autre chose, peut-être une simple reformulation plus neutre - je ne prétends pas à l'originalité - on peut penser que cette forme littéraire permet d'assouvir sa passion de l'histoire en permettant et une forme de narcissisme peu blâmable, qu'on désigne parfois par le syntagme "s'identifier au personnage". Je ne suis pas un thuriféraire du petit Corse, mais peut-on s'attrister de ce phénomène et de la vacuité de l'existence dans notre société de consommation ?

Une différence entre Plutarque et les biographes modernes, c'est qu'il ne fait visiblement pas œuvre d'historien : il revendique d'ailleurs explicitement - par exemple au début de la Vie de Timoléon - un statut de moraliste, et donc celui de modèle à critiquer pour ceux dont il raconte la vie.
Du coup, lui reprocher de prendre l'histoire par le petit bout de la lorgnette est plus difficile. Et surtout, toutes les anecdotes qu'évoque Plutarque ne sont pas gratuites, ne prétendent pas psychologiser l'histoire à outrance - la Fortune et la Némésis sont presque toute la philosophie de l'histoire de Plutarque - mais sont là pour nous renseigner sur ce modèle qui doit être critiqué dans les petites actions comme dans les grandes. Ainsi cette comparaison inspirée de Platon entre généraux et symposiarques résume en grande partie la morale de Plutarque, où l'homme privé devrait être aussi grand que l'homme public.

On peut donc expliquer assez facilement les jugements de Plutarque, souvent prévisibles, mais que les parallélisme entre Romains et Grecs lui permettent de décomposer en plusieurs partie, lui évitant le danger de l'abstraction sur un exemple.
En revanche, il faut reconnaître que son honnêteté semble le contraindre à une certaine neutralité, même si elle ne s'exprime pas toujours de façon très moderne, et en général à restreindre la force et la portée ses jugements - en cela homme de culture grecque, et plus aristotélicien que platonicien pour une fois. On se fera donc sa propre opinion de chaque homme sans soucis, et mon admiration pour Thémistocle et ma fascination quelque peu amusée pour Alcibiade n'ont pas été ébranlées par les biographies de Plutarque, au contraire. De même, j'ai pu préférer Timoléon à Paul-Émile sans aller contre Plutarque.


Ces Vies parallèles sont aussi l'occasion de découvrir des périodes de l'histoire grecque et romaine que je ne connais pas encore, ou mal, mes connaissances parcellaires provenant quasi-exclusivement de Thucydide, Hérodote, Tacite, et Wikipédia. La lecture est agréable, le style simple et direct - sans être aussi sympathique que celui d'Hérodote - les digressions nombreuses, instructives ou amusantes et le format relativement restreint permet de lire une biographie en une fois.
Il faut enfin avouer que ces Vies parallèles en un volume sont un excellent presse-papier, par exemple pour les copies que vous avez froissées...

samedi 6 février 2016

Un petit mot rassurant

Affreux prof gauchiste : réalité sans doute (quoique je ne désespère pas tant que ça de mon visage), et provocation puérile indubitablement - mais on ne fréquente pas des collégiens impunément.
Mais, cela dit, rassurez-vous, mon pouvoir de nuisance sur ces très influençables petits est bien limité. Après tout, si les professeurs avaient transformé la France en un repère de staliniens, le paysage politique ne serait probablement le même.
Et puis, on s'aperçoit très vite dans ce métier, que je ne pratique certes que depuis un an et demi- mais autant dire une éternité - que les quelques heures par semaine où ils ne nous écoutent qu'à peine sont loin de permettre l'accomplissement de nos fantasmes pygmaliens inavoués. Après, tout, même à Rex Harisson il aura fallu plus pour qu'il devienne la créature d'Audrey Hepburn...

Et si l'impuissance - elle est à relativiser, mais j'en reparlerai peut-être - est une sensation rien moins que valorisante, c'est aussi rassurant pour beaucoup de nos élèves. Car elle reste, me semble-t-il le signe d'une agaçante liberté - certes aussi de contraintes face auxquelles nous, professeurs pesons peu - face aux pédagogues dont on ne peut que se réjouir, même quand nous sommes le pédagogue malmené et oublié.

Mais surtout, je ne saurais leur insuffler mes opinions, car je suis un heureux disciple d'Euclide, et j'enseigne les mathématiques, ou du moins, j'essaie. Et si l'enseignement des mathématiques est loin d'être à l'abri des querelles philosophiques ou politiques, Marx reste relativement difficile à évoquer lors d'un cours de 4e sur le théorème de Thalès.

J'espère sur mon métier d'enseignant et sur le monde merveilleux de l’Éducation Nationale, parler un peu de ma matière, mais aussi évoquer les nombreuses lectures que mon temps libre me permet. Un peu de philosophie, et une bonne quantité de romans. Et lorsqu'il ne s'agit pas de politique, je peux m'avérer quelque peu réactionnaire...